Introduction du choléra en Haïti et cover-up :Une triste et sale histoirePar Jean-Marie Bourjolly*, Montréal
![]() Une épidémie de choléra se déclenche en Haïti à la mi-octobre 2010, pour la première fois de l’histoire de ce pays. Une épidémie provoquée par une bactérie particulièrement agressive, qui en deux mois affectera plus de 150 000 personnes et causera la mort de plus de 3300 personnes. Dès les premiers jours, les regards se portent vers le village de Méyè, à 2 km au sud de Mirebalais, siège d’une base militaire de la MINUSTAH. En réaction aux rumeurs, les Nations-Unies émettent un communiqué, le 26 octobre, dans lequel elles affirment que le traitement des eaux usées à leur base est « conforme aux standards internationaux établis ». Mais un court reportage de la chaîne Al Jazeera mis en ligne sur YouTube le lendemain nous apprend que « des soldats des Nations-Unies travaillent furieusement à contenir ce qui ressemble à un déversement d’eaux usées à cette base, au cœur de la campagne haïtienne. Nous sommes venus ici après que des rumeurs eurent désigné les troupes népalaises comme la source possible de l’épidémie de choléra. La maladie se répand par l’eau, et des eaux usées non traitées coulant dans une rivière représentent un grave danger. Et c’est exactement ce que nous avons trouvé ici […] Il y a des toilettes exactement là. Et le liquide semble couler jusque dans la rivière, juste quelques mètres plus loin, qui traverse la ville proche de Mirebalais. » Le lendemain, un article de l’Associated Press signé par son représentant en Haïti, Jonathan M. Katz, rapporte : « Un réservoir septique enterré derrière la clôture débordait et la puanteur d’excréments flottait dans l’air. Des tuyaux brisés sortant de l’arrière crachaient un liquide. L’un d’eux, un conduit de plastique crevé, positionné directement derrière les latrines, laissait couler un flot noir puant qui tombait goutte à goutte dans la rivière où les gens se baignaient. » Ces observations sur le terrain étaient congruentes avec le fait qu’une épidémie de choléra faisait rage à Katmandou, la capitale du Népal, et que le contingent népalais était arrivé à la base de la MINUSTAH les 9, 12 et 16 octobre, en provenance de ce pays. Le 28 octobre, CNN.com cite un porte-parole de la Minustah disant que « tous les soldats népalais avaient été testés pour le choléra avant de rejoindre leurs postes, et que les résultats avaient été négatifs. » Sommé par Katz de fournir des précisions quant à ces tests, le porte-parole en question a fini par admettre que « on n’avait jamais fait de tests. » Puisqu’il n’y avait pas eu de tests, les « résultats » ne pouvaient être que négatifs ! Pour contrer les preuves qui s’accumulaient, les Nations-Unies ont invité l’équipe de l’Associated Press à visiter la base suspectée d’être à la source de la contamination de la rivière Méyè. Voici son témoignage : « Il était immédiatement apparent que les soldats avaient littéralement camouflé les indices les plus incriminants, à commencer par l’odeur. Ils admirent avoir fait des réparations, incluant le remplacement du boyau en PVC qui partait de l’arrière de la base et avoir nettoyé le canal de drainage qui se vide dans la rivière […] L’équipe des Nations-Unies a refusé de traverser la rue avec nous pour aller voir les fosses à vidange. » Les efforts des Nations-Unies pour occulter leur responsabilité dans l’introduction de la bactérie par suite de la grossière négligence dont elles ont fait preuve seront vite relayés par des journalistes, par des scientifiques et par des institutions de renom telles que l’Organisation mondiale de la Santé et les Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américains. C’est ainsi que le magazine Foreign Policy publiera un article dont le titre peut se traduire par « Le jeu de la culpabilisation que joue Haïti », dans lequel l’auteur affirme : « le plus gros problème politique des Haïtiens est de déterminer qui est responsable de leur misère perpétuelle, incluant le choléra ». Dans l’article « La seconde fièvre du choléra : un besoin pressant de blâmer » du New York Times, on cite le Dr Scott F. Dowell, responsable, au CDC, de la réponse à l’épidémie en Haïti (« Nommer des pays individuels n’est pas productif ») et la porte-parole des Nations-Unies en Haïti (« De notre point de vue, cela n’a aucune importance »). Le pessimisme règne
en maître. Dans l’article du Miami
Herald intitulé « Il est possible que la source de l’épidémie du
choléra en Haïti ne soit jamais connue », on fait état des propos
défaitistes du CDC : « Nous ne savons pas exactement d’où est venue
cette épidémie et il est probable que nous ne le saurons jamais ». Mais
quand les analyses de laboratoire ont révélé une certaine similarité entre les
souches présentes en Haïti et d’autres souches présentes en Asie du sud,
« y compris au Népal », le CDC « a refusé d’enquêter plus avant », nous rappelle Katz. Plus grave encore,
sous le titre « Au moment où le choléra fait un retour en Haïti, il n’est
pas utile de blâmer », la revue médicale The Lancet Infectious Diseases prétend
que : « Bien que l’intérêt porté à l’identification de l’origine de
l’épidémie puisse être une question de curiosité scientifique pour le futur,
distribuer les blâmes à ce sujet n’est ni juste envers les gens qui travaillent
pour améliorer une situation terrible ni utile pour combattre la
maladie. » Pourquoi autant de
cynisme ? Non seulement on ne voit pas le rapport avec la justice
« envers les gens qui travaillent pour améliorer une situation
terrible », mais encore, la revue fait bon marché de la justice envers les
milliers de personnes qui sont tombées malades ou qui sont mortes sans comprendre
ce qui leur arrivait, de la justice envers leurs familles, et de la justice
envers tous ceux qui se demandent si, quand et comment cela va leur arriver à
leur tour. D’ailleurs, le Dr Dowell n’a-t-il pas dit que « dans le pire des cas imaginables,
l’épidémie s’arrêtera seulement après avoir infecté tous les dix millions
d’Haïtiens » ? En plus de faire preuve d’ignorance du sujet dont
ils traitent puisqu’ils ont parlé de « retour » du choléra en Haïti,
les responsables de la revue émettent une opinion qu’ils savent contestable
quand ils prétendent que « de savoir d’où vient l’épidémie n’est pas utile
pour combattre la maladie ». Insensibilité et cynisme vont de pair avec une posture moralisatrice teintée d’arrogance qui amène à prétendre décider à la place des Haïtiens de ce qu’ils ont le droit de savoir à propos de leur propre sort. Ainsi, dans le magazine Science, Martin Enserink rapporte : « Plusieurs experts du choléra ont dit à Science que mettre le doigt sur la source de l’épidémie pourrait potentiellement embarrasser les Nations-Unies, distraire du combat quotidien contre la maladie et même mener à la violence. Il s’ensuit que leur passion pour le travail de détective traditionnel, qui est le propre des épidémiologistes, s’est trouvée tempérée par des préoccupations d’ordre diplomatique et stratégique. En effet, des scientifiques de premier plan en matière de choléra ont refusé de discuter de la question avec Science, ou l’ont fait sous couvert de l’anonymat. » Le professeur René
Piarroux, épidémiologiste français de renom, est dépêché en Haïti à la demande
du président Préval. « Du 7 au 27 novembre, les équipes épidémiologiques
de France et d’Haïti ont visité les zones les plus affectées. » Une base
de données est bâtie à partir des cas rapportés chaque jour par tous les
centres de santé présents dans les 140 communes haïtiennes et des enquêtes
épidémiologiques menées par Médecins sans Frontière et les brigades cubaines. Une fuite du rapport de Piarroux dans les médias va forcer les Nations-Unies à mettre sur pied, le 6 janvier 2011, une commission d’enquête dirigée par le Dr Alejandro Cravioto, dont le rapport sera rendu public le 4 mai 2011. Il contient une analyse détaillée – avec une enquête épidémiologique, une enquête portant sur l’eau et les conditions sanitaires, et une enquête sur les analyses moléculaires connues – qui vient étayer solidement non seulement les rumeurs sur l’origine de l’épidémie, mais encore les témoignages d’Al-Jazeera et de Katz, ainsi que l’étude de l’équipe de Piarroux : ![]() Malgré tout, les enquêteurs mandatés par les Nations-Unies diront en définitive ce que cette organisation voulait entendre. À la toute fin de la conclusion de leur rapport, une confusion entre la « source » de l’épidémie, des conditions propices à sa « propagation » et sa « cause » – dont il est difficile de croire qu’il ait pu être fortuit – les amènera à dire que « l’épidémie de choléra en Haïti a été causée par un concours de circonstances » (en caractères gras dans le rapport). Délaissant leur champ d’expertise, qui est celui de la science, pour entrer dans celui de la justice, ils iront jusqu’à prononcer un jugement que seul un tribunal pénal dûment constitué serait habilité à émettre : « L’épidémie de choléra […] n’a résulté ni de la faute ni de l’action délibérée d’un groupe ou d’un individu » (en caractères gras dans le rapport).Il suffira
désormais aux porte-parole des Nations-Unies d’évoquer un « concours de
circonstances » pour prétendre exonérer cette organisation de tout blâme.
Mais personne ne sera dupe. Foreign Policy titrera : « Le panel des
Nations Unies sur le choléra monte le dossier de la preuve contre les Casques
bleus, puis les exonère ». De son côté, NPR News annoncera : « Verdict :
L’épidémie du choléra en Haïti trouve son origine dans un camp des Nations
Unies ». Les Nations-Unies
ne pourront donc pas soutenir ce déni plausible pendant bien longtemps. Elles
devront bientôt mettre de côté l’enquête qu’elles avaient commandée, manifester
un scepticisme absolu, prétendre exiger un niveau de certitude que la science
n’est pas capable de fournir et faire appel aux arguments d’autorité d’un déni
sans appel. Ainsi, dans un article du 12 janvier 2012, des journalistes
d’enquête de ABC News ont rapporté comme suit les propos du
Secrétaire général adjoint des Nations Unies, Anthony Banbury :
« “Les scientifiques ne peuvent pas déterminer avec certitude d’où elle
est venue”, a-t-il dit. “Donc, nous ne savons pas s’il s’agissait des troupes
des Nations Unies ou non. Point final” ». Et quand cette ligne de défense
se révélera impuissante elle aussi à faire taire leurs critiques, les
Nations-Unies seront forcées de jeter bas le masque : elles invoqueront
désormais leur immunité. En disant que les
scientifiques ne savent pas avec certitude d’où est venue cette épidémie de
choléra, les Nations-Unies ont tenté de s’accrocher à la bouée de sauvetage que
leur ont lancée le Dr. Rita Colwell et les autres tenants de la thèse
environnementale. Colwell a bâti son immense carrière scientifique sur la
corrélation entre des phénomènes climatiques tels que le réchauffement des eaux
dans les estuaires, « où le choléra aime se reproduire dans des petits
crustacés », et l’apparition de certaines épidémies de choléra, notamment
au Bangladesh et au Pérou. Il semble en effet que des souches bénignes du
choléra se trouvent dans à peu près toutes les zones côtières du monde, y
compris aux États-Unis, dans la baie de Chesapeake ; des souches qui ne
sont pas assez puissantes pour causer des épidémies, mais qui peuvent causer
des diarrhées chez ceux qui ont consommé des fruits de mer. La thèse climatique
a été rejetée, après examen, par Piarroux et par l’équipe mandatée par les
Nations-Unies, parce qu’elle ne collait pas avec les faits. Mais alors que ces
chercheurs ont enquêté sur le terrain, Colwell, elle, n’en a pas eu besoin.
Elle savait. Ainsi, le 24 novembre 2010, l’organisation Humanospherela cite dans un article dont le titre se traduit par « Des experts disent que les Nations-Unies n’ont pas amené le choléra en Haïti : il était déjà là » : « Beaucoup de gens pensent que des troupes des Nations-Unies en provenance du Népal, porteuses de l’infection, ont amené le fléau bactérien à cette nation déjà dévastée. “C’est tragique parce que c’est presque certainement inexact” (en caractères gras dans le texte), dit Rita Colwell, une experte du choléra de renommée mondiale et ex-directrice de la National Science Foundation ». Selon
l’organisation Circle of Blue (dans un texte mis en ligne le 11
novembre 2010), voici comment Colwell explique l’épidémie de choléra en
Haïti : « “Ils ont eu de la chance en Haïti que, pendant les 50
dernières années, les conditions n’aient pas permis une augmentation intense
des populations bactériales du choléra” […] “Mais ils ont eu un tremblement de
terre, ils ont eu des destructions, ils ont eu un ouragan. Donc les conditions
conduisaient à une très forte probabilité d’une épidémie.” Elle a ajouté :
“Je pense qu’il est très malheureux de désigner un bouc émissaire. Il s’agit
ici d’un phénomène environnemental” ». Colwell précisera elle-même, un an
plus tard, que le choléra en Haïti « a suivi un tremblement de terre, un
ouragan et des inondations ». Premièrement, la référence
aux « 50 dernières années » provient d’organes de presse qui (Katz
l’a démontré) ont répandu une lecture erronée d’une directive émise pas les CDC. Quand il s’agit de science, on
s’attend à ce que les organismes de presse soient informés par les scientifiques,
pas l’inverse. Deuxièmement, l’ouragan Tomas et les inondations qu’il a
provoquées sont survenus le 5 novembre, alors que l’épidémie était déjà en
pleine course. Troisièmement, les données montrent clairement que l’épidémie
n’a pas éclaté dans les camps de réfugiés. Pour le reste, la théorie d’une
épidémie qui aurait éclaté au bord de la mer et aurait ensuite gagné la
montagne – l’eau remontant à sa source dans une machine à remonter le temps –
est un exemple navrant d’application aveugle d’une explication passe-partout
sur une réalité à propos de laquelle on est visiblement mal informé. Une
attitude ascientifique. Au-delà des
controverses scientifiques mêlées de politique et de cynisme et de la
responsabilité ou non des Nations-Unies, il est de la plus haute importance que
les autorités politiques et sanitaires sachent à quoi s’en tenir sur l’origine
d’une épidémie telle que celle-ci. En effet, s’il s’agit d’une flambée, due à
des facteurs environnementaux, qui est censée s’éteindre d’elle-même avec le
retour des températures moins chaudes, comme le prétend Colwell, il n’est
peut-être pas nécessaire de vacciner immédiatement et massivement la
population. Si, au contraire, l’épidémie est due à une introduction
humaine, cela ne sert peut-être à rien d’intervenir de façon préventive dans
les estuaires. Si les autorités
sanitaires basent leur décision sur une opinion scientifique qui s’avère
erronée, elles causeront, directement, la mort d’un grand nombre de personnes.
(On n’a qu’à penser à la tragédie du sida en Afrique du Sud sous le
gouvernement Mbeki.) Dans le meilleur des cas, elles auront gaspillé les
ressources extrêmement limitées dont elles disposaient, ce qui pourrait, à son
tour, entraîner des pertes en vies humaines. Le dilemme est réel. Les autorités
politiques et sanitaires n’ont pas d’autre choix que d’y faire face résolument
sans se leurrer sur les risques d’une mauvaise décision toujours possible. Faire face ? La crise du choléra apparaît comme une métaphore de l’aide internationale à Haïti. Un gouvernement dissocié de sa communauté et caractérisé par le laisser-faire, qui compte sur les autres pour prendre les décisions qui lui incombent, les très complexes (la réponse adéquate à donner au choléra) comme celles qui le sont moins (l’eau potable et l’assainissement ; la régulation et la surveillance du traitement des eaux usées). Des acteurs internationaux qui interviennent sans contrôle et sans coordination, selon leur programme propre. S’ils sont de bonne foi, tant mieux. Mais tant pis pour le peuple haïtien, qui en aura à en payer le prix, s’ils font preuve d’insouciance ou de grossière négligence. Ou si leurs actions sont mues par des intérêts qui ne sont pas les siens. Dans une entrevue accordée à Dady
Chery, Piarroux dit : « Deux Haïtiens ont contribué à l’étude en tant
qu’auteurs : le Dr. Robert Barrais et le Dr. Roc Magloire […] J’ai proposé
à d’autres épidémiologistes haïtiens et à des autorités médicales haïtiennes
d’être aussi co-auteurs de l’article, mais ils ont décliné mon offre. Je pense
que, bien qu’ils aient été d’accord avec l’étude, ils avaient peur de possibles
représailles ».
Le National (26 et 27 avril 2016, Port-au-Prince) Première partie et deuxième partie |